IJAM Volume 16 Number 3 (PAPIER)
Produit: Revue
84,00 $ CA
MOT DES RÉDACTEURS EN CHEF INVITÉS
Le financement de la créativité : nouveaux enjeux et nouvelles approches
Patrick Cohendet, Laurent Simon (HEC Montréal, Mosaic)
Le développement des activités créatrices se heurte à un obstacle majeur : il est difficile de trouver des moyens de financer de telles activités, faute de critères et de repères financiers clairement établis, et parce que les investisseurs publics et privés considèrent que les projets créatifs comportent beaucoup plus de risques que les projets industriels classiques.
Jusqu’à tout récemment, aussi bien les chercheurs que les praticiens ont abordé le financement de la créativité à travers le prisme de deux mécanismes traditionnels: les subventions publiques et le mécénat privé. Or, avec l’émergence de l’« économie créative », soulignée par de nombreux travaux récents1, le spectre des possibilités de financement de la créativité ne cesse de s’élargir. À côté des mécanismes traditionnels, des modes émergents de financement de la créativité (microcrédit, financement en collaboration ou hybride, modèle d’économie solidaire, financement participatif [crowdfunding], etc.) se développent et se mettent en place avec le plus souvent l’appui de nouveaux modèles d’affaires qui y sont associés.
Selon le rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU, 2010), « l’économie créative se situe à l’intersection des sciences, de l’art et du monde des affaires, et implique de nouvelles manières de penser les processus d’innovation et les modèles d’affaires (business models). L’émergence de l’ère numérique a révolutionné les canaux de distribution et les modèles d’affaires dans la musique, l’animation numérique, les films, les journaux, la publicité, etc. » L’une des caractéristiques majeures de l’économie créative est le rôle croissant joué au cœur du système par les « industries créatives », qui ont contribué à élargir le périmètre des industries culturelles au-delà du monde des arts et ont ouvert la voie à des potentialités de réalisations sur le marché pour des activités qui, jusqu’à une date récente, étaient considérées sous un angle essentiellement non économique. Le terme « industries créatives » fait référence à un ensemble d’activités concernées par la génération et l’exploitation de connaissances et d’informations. Selon Howkins (2001), les industries créatives comprennent les secteurs de la publicité, de l’architecture, de l’artisanat, du design, de la mode, du cinéma, des médias, des arts de la scène, de l’édition, de la recherche et développement (R&D), du logiciel, des jouets et des jeux vidéo.
Le besoin de repenser les causes, les principes, les méthodes et les pratiques du financement de la créativité apparaît d’autant plus urgent que les activités créatrices sont aux prises aujourd’hui avec un rationnement du financement à tous les stades. Le rationnement s’applique à toutes les étapes du processus de création, à toutes les activités créatrices (activités artistiques et culturelles, industries créatives, activités créatrices dans les secteurs industriels, etc.) et pose, au niveau de la société, un problème majeur, car le risque est grand de ne pas pouvoir libérer et exploiter l’énorme potentiel de croissance associé au développement des activités créatrices, et ce, particulièrement dans un contexte de crise économique. Le financement d’entreprises en démarrage (start-ups) dans le domaine est difficile en raison de la grande incertitude qui règne à l’égard de l’avenir de ces activités et de la difficulté à établir des prévisions fiables de la demande de produits créatifs. Ainsi, les investisseurs publics et privés considèrent souvent ces produits comme trop risqués. Par ailleurs, les contraintes qui pèsent aujourd’hui sur les budgets des gouvernements ont contribué à raréfier les possibilités de subventions publiques. C’est la raison pour laquelle les entrepreneurs créatifs n’ont pas d’autre choix que de repenser leur manière traditionnelle d’interagir avec les pouvoirs publics, les banques et les mécènes privés, et surtout de rechercher de nouvelles sources de financement, notamment à travers les différentes plateformes de financement participatif et d’économie solidaire.
Depuis une dizaine d’années, une myriade de plateformes permettant de connecter des créateurs à des financeurs potentiels ont vu le jour. Parmi les plus connues, citons Kickstarter, Rockethub et Indiegogo. Si chaque plateforme a ses caractéristiques spécifiques, il existe entre elles de nombreux points communs: les créateurs soumettent un projet pour lequel ils désirent obtenir un financement. Si le principe de démarrer le projet est accepté, les créateurs choisissent une date limite de fin de projet et un montant minimal de financement à recueillir pour que le projet puisse être réalisé. Les financeurs potentiels peuvent alors commencer à préciser leurs promesses de fonds. Si le seuil est atteint, les fonds sont collectés. Sinon, selon la nature de la plateforme, les fonds sont soit bloqués (modèle All or nothing) ou libérés moyennant une certaine compensation financière à payer (modèle Keep it all).
Certaines plateformes permettent au créateur de collecter un financement sans avoir à offrir en retour une compensation financière. Ces plateformes s’apparentent en quelque sorte à un mécanisme de philanthropie. D’autres plateformes sont hybrides : le créateur y est souvent invité à offrir aux financeurs un certain type de bien ou de service en échange (un ou des spécimens du produit à réaliser, ou une forme de service privilégié – par exemple, pouvoir passer du temps avec l’artiste, avoir des leçons de musique ou obtenir des autographes) ou encore une participation financière (comme le partage de profits).
Fortement inspirées par le mouvement du code source libre (open source) et par celui des communautés en ligne, ces approches collaboratives de financement reposent sur des modes de contribution volontaire et sur différentes formes de comportement d’économie solidaire qui s’avèrent souvent plus efficaces que les formes classiques de financement basées sur le calcul « rationnel » de l’Homo economicus (voir Von Hippel, 1988, 2005). Ce qui importe le plus dans ces nouveaux systèmes de financement, c’est que les individus paient pour la production et la promotion d’une idée bien plus que pour la réalisation d’un produit final. En d’autres termes, ces modèles sont fondés sur l’idée que la valeur intrinsèque d’une œuvre créative (aussi bien technique qu’artistique) ne vient pas tant de la consommation finale du bien en question que du processus créatif ou de l’expérience créative d’où le bien est issu. En permettant aux fans d’assister, voire de prendre part, au processus créatif, ces nouveaux modèles sont ainsi fondés pour le projet en question sur une combinaison d’entrepreneurship et de participation à des réseaux sociaux, et sur un déplacement de la création de valeur relative de l’output vers l’input du projet.
Dans ce dossier spécial, on s’intéressera ainsi particulièrement à l’examen de ces modes émergents de financement de la créativité. L’idée de lancer un appel à publication dans IJAM sur ce thème pour constituer ce dossier spécial est issue d’un colloque de deux journées sur le financement de la créativité organisé conjointement par le groupe Mosaic de HEC Montréal et la Banque Nationale en octobre 2011. Lors de ce colloque, un certain nombre de nouveaux modèles de financement ont été présentés et discutés. Quelques-uns de ces modèles font partie des articles sélectionnés pour ce dossier.
Cinq contributions ont été retenues pour ce numéro spécial.
Pierre‐Jean Benghozi et Inna Lyubareva, dans leur article « When Organizations in the Cultural Industries Seek New Business Models : A Case Study of the French Online Press », traitent de l’importance de l’économie libre et de la multiplication des modes nouveaux de financement et de nouveaux modèles d’affaires dans l’industrie des médias.
Benjamin Bœuf, Jessica Darveau et Renaud Legoux, dans l’article « Financing Creativity : Crowdfunding as a New Approach for Theatre Projects », se proposent de mieux comprendre le phénomène du financement participatif et la pertinence de ce mode de financement, à travers l’exemple de l’utilisation de la plateforme Kickstarter pour l’économie de la culture et de la créativité.
Fréderic Buisson, dans sa contribution « How Do Investors Communicate With Innovators Such As “Geeks” ? A Case Study of HackFwd », analyse les manières nouvelles par lesquelles le monde marchand s’efforce aujourd’hui de communiquer avec le monde de la création à travers les plateformes sur le Net.
Thierry Gateau, dans l’article « The Role of Open Licences and Free Music in Value Co-creation : The Case of Misteur Valaire », propose une étude de cas approfondie sur des artistes, le groupe montréalais Misteur Valaire, qui a élaboré un modèle d’affaires qui tend à s’adapter au marché instable de l’industrie musicale. En examinant deux caractéristiques particulières, soit l’utilisation de la gratuité et l’exploitation d’une licence Creative Commons, l’auteur fait ressortir les principaux piliers qui soutiennent la viabilité financière du groupe.
Carine Cyr, dans son article « Roger Parent and Réalisations Inc. Montréal : A Flair for Creativity », analyse la manière dont un entrepreneur-gestionnairecréateur de talent parvient à financer ses activités créatrices.
NOTES
1. Par exemple, les rapports Creative Economy de l’ONU (2008, 2010, 2013).
REFERENCES
Howkins, J. 2001. The Creative Economy : How People Make Money From Ideas. London : Penguin.
United Nations Conference on Trade and Development. 2010. Creative Economy Report 2010 : Creative Economy – A Feasible Option. Geneva : Author.
von Hippel, E. 1988. The Sources of Innovation. New York : Oxford University Press.
von Hippel, E. 2005. Democratizing Innovation. Cambridge, MA : MIT Press.
REMERCIEMENTS
Nous tenons à remercier Richard Lupien, vice-président de la Banque Nationale, pour son soutien à la réalisation de ce dossier. La plupart des contributions faisant l’objet de ce dossier spécial sont issues des présentations et des discussions qui ont eu lieu lors d’un colloque sur le financement de la créativité organisé conjointement par le groupe Mosaic (HEC Montréal) et la Banque Nationale en octobre 2011. Nous souhaitons aussi remercier David Grandadam (Mosaic) pour son soutien constant et précieux tout au long de la réalisation de ce dossier spécial.